Notre première défaite, c'est d'accepter de
penser selon les critères d'une instance que nous n'approuvons pas. Telle fut
ma réaction spontanée à ce billet d'une consoeur, qui blogue sous le pseudonyme
d'Armance, et dont j'apprécie beaucoup les écrits. Car je ne crois pas déformer
la vérité en disant que la majorité des médecins considèrent l'Assurance-Maladie
comme un carcan administratif qui entrave non seulement la qualité de leurs
conditions d'exercice, mais pis encore également la qualité de la prise en
charge qu'ils proposent à leurs patients. C'est pourquoi j'ai souhaité réagir à
la manière dont nous avons encore tendance à réfléchir pour évaluer la valeur
de notre travail dans nos négociations salariales.
Tout d'abord, sans préjuger du caractère
approprié ou non du montant final de la base salariale horaire retenu, je
dirais que nous ne sommes en rien obligés de nous référer ni à la durée
standard de quinze minutes pour une consultation, ni a fortiori à la
"valeur" que la CPAM attribue à une de nos consultations: 23 €. Cela
dit, je dois reconnaître que moi-même je m'y suis laissé prendre: sollicité pour
faire une présentation didactique sur ce qu'est l'épilepsie à un public composé
de salariés d'un établissement d'accueil pour jeunes autistes, je n'ai pas
cherché plus loin pour la facturation de la prestation que la formule H =
(durée totale dépensée pour la prestation) x 4C /h.
Concernant la durée moyenne de la
consultation, je ne pense pas me tromper beaucoup en disant qu'elle est sujette
à des variations notables, en fonction du type de territoire où exerce le
médecin, du type de patientèle dont il s'occupe, et de la façon dont il conduit
ses consultations. S'il est vrai que la moyenne des durées moyennes de
consultation en France est de quatorze minutes selon une étude que j'ai lue,
j'ai également pu lire qu'elle est de onze minutes en Angleterre, et de sept
minutes aux Etats-Unis. Il y a de toute façon quelque chose qui me turlupine dans le
raisonnement qui consiste à demander un montant d'honoraires par heure égal au
montant d'honoraires reçus si le médecin avait donné des consultations à son
cabinet pendant cette heure: cela voudrait-il dire qu'un médecin qui enchaîne
des consultations toutes les dix minutes est fondé à demander deux fois plus
que celui qui consacre en moyenne vingt minutes à chacune de ses consultations
? J'ai du mal à répondre par l'affirmative à cette question.
Par ailleurs, je pense que nous devrions
prendre l'habitude de considérer que l'acte que nous effectuons, s'il est digne
de s'appeler "consultation médicale", vaut davantage que les 23 € que
la CPAM nous impose de coter. A titre d'exemple, je peux citer une des
recommandations du Rapport rendu par Elisabeth Hubert sur le sujet de "La
Médecine de Proximité", qui évalue le montant à percevoir entre 12 et 70
euros en fonction de la complexité de l'acte accompli. Je pourrais citer
également les montants d'honoraires de consultation de nos confrères dans les
pays au niveau de vie comparable au nôtre, qui vont du double au triple des 23
€ en France, voire davantage. Mon propos n'est pas d'appeler à doubler ou
tripler le C=CS sans rien changer aux pratiques actuelles, il est plutôt de
pointer de l'absurdité d'une cotation fixe qui aboutit au fait qu'un médecin
qui consacre deux fois moins de temps à chaque patient sera deux fois mieux
rémunéré que son confrère, alors qu'il ne me semble pas qu'on puisse juger de
la qualité d'un médecin en se basant sur la brièveté de sa consultation.
On peut arguer que 23 € est un montant qui
représente la moyenne pondérée des différentes valeurs des actes que réalise un
médecin dans sa semaine de consultations: encore faudrait-il justifier du
calcul qui a permis d'aboutir à ce résultat. Par ailleurs, rester dans cette
logique tend à favoriser la préférence pour les actes simples, ce qui entraîne
plusieurs inconvénients.
Le premier, c'est que certains médecins ne pourront
résister à la tentation (le diplôme de médecin n'ayant pas pour propriété de conférer
automatiquement à son détenteur une intégrité irréprochable en toutes
circonstances) d'imposer aux patients quelques consultations simples
supplémentaires, histoire de "soutenir" le montant de leurs recettes.
Je pense pour ma part que ce n'est pas une simple vue de l'esprit, et pourrait expliquer
en partie l'estimation à 28% la proportion de consultation considérées
"inutiles" par les patients interrogés. C'est une dérive pernicieuse
à plusieurs égards. D'abord, même rapide, une consultation simple occupe un
volume de temps du médecin, qui aurait gagné à être employé plus utilement.
Ensuite, c'est une perte de temps supplémentaire infligée au patient qui voit
sa productivité amputée sans réel bénéfice, ni pour lui, ni pour la collectivité.
Pis encore, on risque de voir émerger une certaine suspicion de la part du patient
envers son médecin, altérant significativement et durablement la relation médecin-patient.
Cela induit un vrai coût pour la collectivité, parce qu'un patient peu confiant
sera plus enclin à demander plusieurs avis médicaux pour un même motif, voire à
céder au nomadisme médical, ou au contraire s'abstiendra de consulter à un stade
où sa maladie peut être soignée à moindres coûts jusqu'au moment où la prise en
charge deviendra très lourde car sa maladie en sera à un stade avancé. Plus subtilement
encore, un patient méfiant réclamera davantage d'examens complémentaires, sera plus
long a convaincre donc génère davantage de perte de temps médical, sera plus difficile
à convaincre donc le médecin risque de préférer la simple prescription rapide aux
explications chronophages: tout ça finit aussi par augmenter la facture pour l'Assurance-Maladie
sans aucune valeur ajoutée médicale.
Le deuxième inconvénient, c'est qu'un médecin
moyen, qui veut bien faire son travail, a besoin d'une certaines proportion
d'actes simples cotés 23 €, pour compenser les actes complexes qu'il effectue à
côté et qui restent cotés 23 € aussi: c'est le principe du calcul d'un montant
moyen forfaitaire. Or, si les autorités de tutelle commencent à vouloir étendre
à ces actes simples le champ de compétence des paramédicaux (ce qui à mes yeux
est une bonne chose en soi dans l'absolu), comme c'est le cas actuellement,
sans rien changer au montant forfaitaire, cela revient à fausser le calcul
puisque la proportion d'actes complexes dans une semaine d'un médecin va
augmenter, rendant son travail plus éprouvant sans aucune revalorisation
parallèle de ses honoraires. Au-delà d'une certaine proportion d'actes
complexes, ou en-dessous d'un certain nombre d'actes simples, le médecin -qui
n'est pas systématiquement un sacerdote vouant sa vie au sacrifice de soi pour
le bien d'autrui- risque de faire l'arbitrage et préférer un poste salarié bien
plus confortable sur la durée. A ce rythme, on n'est pas près de voir diminuer la
pénurie de médecins installés en libéral.
Le troisième
inconvénient, c'est l'apparition de comportements opportunistes, de médecins cherchant
à se concentrer surtout sur les actes simples rapides à enchaîner, ce qui augmente
mécaniquement le total des recettes horaires, au détriment des prises en charge
complexes et lourdes -pour le même montant d'honoraires de 23 €- qui vont aller
peser encore plus sur les médecins consciencieux et les pousser un peu plus vers
le burn-out, ou pire encore échouer aux urgences hospitalières faute d'avoir eu
accès à des soins de ville adéquats.
Pour toutes
ces raisons, je considère comme franchement inapproprié ce mode de rémunération
actuellement imposé aux médecins conventionnés, et j'encourage tous mes confrères
à réfléchir à une nouvelle conception de notre rémunération, laquelle pourrait par
exemple être expérimentée au sein de Maisons de Santé Pluridisciplinaire dont je
suis un des partisans, sous réserve que sa création se déroule dans un processus
de concertation et de coopération étroite entre usagers, soignants, et éventuellement
les instances publiques. J'ai bien ma petite idée de ce que pourrait être un nouveau
modèle de rémunération, que vous exposerai dans un billet ultérieur.